La logique du fantasme
(11)Jacques Lacan
Reprenons. Nous
n'avons pas ici à remarquer que la répétition ne saurait
dynamiquement se déduire du principe du plaisir. Nous ne le faisons
que pour vous faire sentir le relief de ce dont il s'agit. A savoir
que le maintien de la moindre tension, comme principe de plaisir, n'implique
nullement la répétition. Au contraire, la retrouvaille d'une
situation de plaisir dans sa mêmeté ne peut être la
source que d'opérations toujours plus coûteuses, que de suivre
simplement le biais de la tension la moindre. A la suivre comme une ligne
isotherme, si je puis m'exprimer ainsi, elle finira bien par mener, de
situation de plaisir en situation de plaisir, au maintien désiré
de la moindre tension. Si elle implique quelque bouclage ou quelque retour,
ce ne peut être que par la voie, si l'on peut dire, d'une structure
externe, qui n'est nullement ainsi et du dehors que s'implique l'existence
d'une ligne isotherme. Ce n'est nullement ainsi et du dehors que s'implique
l'existence du Zwang dans la Wiederholung freudienne, dans
la répétition. Une situation qui se répète,
comme situation d'échec par exemple, implique des coordonnées
non de plus et de moins de tension, mais d'identité signifiante
du plus ou moins comme signe de ce qui doit être
répété. Mais ce signe n'était pas porté
comme tel par la situation première. Entendez bien que celle-ci
n'était pas marquée du signe de la répétition,
sans cela, elle ne serait pas première ! Bien plus, il faut dire
qu'elle devient - qu'elle devient - la situation répétée
et que, de ce fait, elle est perdue comme situation d'origine
: qu'il y a quelquechose de perdu de par le fait de la répétition.
Et ceci non seulement est parfaitement articulé dans Freud, mais
il l'a articulé bien avant d'avoir été
porté à l'énoncé de "l'Au-delà du
principe de plaisir." Dès les trois essais sur la sexualité,
nous voyons surgir, surgir comme impossible, le principe de la retrouvaille.
Qu'il y ait, dans le métabolisme des pulsions, cette fonction de
l'objet perdu comme tel, déjà le simple abord de l'expérience
clinique en avait suggéré à Freud la trouvaille et
la fonction. Elle donne le sens même de ce qui surgit sous la rubrique
de l'Urverdrängung. C'est pourquoi il faut bien reconnaître
que loin qu'il y ait là, dans la pensée de Freud, saut ni
rupture, il y a plutôt préparation - par une signification
entrevue - préparation de quelque chose qui trouve enfin son statut
logique dernier sous la forme d'une loi constituante - encore qu'elle ne
soit pas réflexive - constituante du sujet lui-même et qui
est la répétition.
Le graphe -
si l'on peut dire - de cette fonction, je pense que, tous, vous en avez
eu, vu passer, la forme telle que je l'ai donnée comme support intuitif,
imaginatif, de cette topologie de retour, pour qu'elle solidarise la part
- qui est aussi importante que son effet directif, à cet effet lui-même
imagé - à savoir son effet rétroactif. Ce que j'ai
apopelé à l'instant : ce qui se passe quand par l'effet du
répétant, ce qui était à répéter
devient le répété. Le trait dont se sustente ce qui
est répété, en tant que répétant, doit
se boucler, doit se retrouver à l'origine : celui (ce trait) qui,
de son fait, dès lors marque le répété comme
tel. Ceci, ce tracé, n'est autre que celui de la double boucle,
ou encore de ce que j'ai appelé, la première fois que je
l'ai introduit, le huit inversé et que nous écrirons comme
ceci : [dessin] le voilà qui revient sur ce qu'il répète
et c'est ce qui - dans l'opération première, fondamentale,
initiatrice comme telle de la répétition - donne cet effet
rétroactif qu'on ne peut en détacher, qui nous force à
penser le rapport tiers, qui - de l'Un au Deux qui constitue le retour
- revient en se bouclant vers ce Un pour donner cet élément
non numérable que j'appelle l'Un-en-plus, et qui justement - pour
n'être pas réductible à la série des nombres
naturels, ni additionnable ni soustrayable à ce Un et à ce
Deux qui se succèdent - mérite encore ce titre de l'Un-en-trop,
que j'ai désigné comme essentiel à toute détermination
signifiante et toujours prête d'ailleurs, non seulement à
apparaître, mais à se faire appréhender, fuyante, détectable
dans le vécu, dès que le sujet comptant (c.o.m.p.t.a.n.t.)
a à se compter entre d'autres.
Observons que
c'est là la forme topologique la plus radicale et qu'elle est nécessaire
pour introduire ce qui, dans Freud, se fait valoir sous ces formes polymorphes
que l'on connaît sous le terme de régression - qu'elles soient
topique, temporelle ou formelle, ce n'est pas là régression
homogène - leur racine commune est à trouver dans ce retour,
dans cet effet retour de la répétition. Certes, ce n'est
pas sans raison que j'ai pu retarder aussi longtemps l'examen de ces fonctions
de régression. Il suffirait de se reporter à un récent
article, paru quelque part sur un terrain neutre, médical - un article
sur la régression - pour voir la véritable béance
qu'il laisse ouverte, quand une pensée, habituée à
pas trop de lumière, essaie de conjoindre la théorie avec
ce que lui suggère la pratique psychanalytique. La
sorte de curieuse valorisation que la régression reçoit dans
certaines des études théoriques les plus récentes,
répond sans doute à quelque chose, dans l'expérience
de l'analyse, par où, en effet, mérite d'être interrogé
ce que peut comporter d'effet progressif la régression, qui, comme
chacun sait, est essentielle au procès même de la cure comme
telle.
Mais il suffit
de voir, de toucher du doigt, la distance, qui en quelque sorte laisse
véritablement ouvert tout ce qui est à ce propos réévoqué
des formules de Freud, avec ce qui en est déduit quant à
l'usage de la pratique (qu'on se reporte à cet article qui est dans
le dernier numéro de l'Evolution psychiatrique), pour qu'on sente
à quel point la régression dont il s'agit ici est de nature
à nous suggérer la question de savoir s'il ne s'agit pas
de rien d'autre que d'une régression théorique. A la vérité,
c'est bien là le mode majeur de ce rejet que je désigne comme
essentiel à telle position présente du psychanalyste. A reprendre
telles ou telles questions, de nouveau, à leur origine, comme si
elles n'avaient pas déjà quelque part été tranchées,
on fait durer le plaisir ! Ce n'est assurément pas, dans l'affaire,
celui de ceux dont nous prenons la responsabilité. Je reviendrai
là-dessus en son temps, car si, bien sûr, il y a dans tous
ces effets, quelque chose de l'ordre de la maladresse, ceci n'est pas pour
autant lever toute référence possible à quelque chose
de l'ordre de la malhonnêteté, si de telles formules se trouvent
conjoindre et légitimer une finalité du traitement qui se
trouve couvrir les illusions du moi les plus grossières, c'est-à-dire
ce qui est le plus opposé à la rénovation analytique.
Que veut dire
ce que nous avons apporté sous le terme d'aliénation,
quand nous commençons de l'éclairer par cet appareil de l'involution
signifiante (si je puis l'appeler ainsi) de la répétition
? Nous avons avancé d'abord que l'aliénation, c'est le signifiant
de l'Autre, en tant qu'il fait de l'Autre (avec un grand A) un champ marqué
de la même finitude que le sujet lui-même : le S(A barré),
S, parenthèse ouverte, A barré. De quelle finitude s'agit-il
? De celle que définit, dans le sujet, le fait de dépendre
des effets du signifiant. L'Autre comme tel - je dis : ce lieu de l'Autre,
pour autant que l'évoque le besoin d'assurance d'une vérité
- l'Autre comme tel est, si je puis dire, si vous permettez ce mot à
mon improvisation, fracturé. De la même façon
où nous le saisissons dans le sujet lui-même - très
précisément, de la sorte où le marque la double boucle
topologique de la répétition - l'Autre aussi se trouve sous
le coup de cette finitude. Ainsi se trouve posée la division
au coeur des conditions de la vérité. Complication, disons,
apportée à toute exigence - de type leibnizien - de réservation
de la susdite, je veux dire : de la vérité. Le salva veritate,
essentiel à tout ordre de la pensée philosophique, est pour
nous - et pas seulement du fait de la psychanalyse - manifeste en tout
point de cette élaboration qui se fait au niveau de la logique mathématique
- est pour nous un peu plus compliqué. Il exclut en tout cas, tout
à fait, toute forme d'absoluité intuitive ; l'attribution,
par exemple, au champ de l'Autre, de la dimension - qualifiée aussi
spinoziennement que vous voudrez - de l'Eternel, par exemple... Cette déchéance
permanente de l'Autre est inextirpable du donné de l'expérience
subjective. C'est elle qui met au coeur de cette expérience le phénomène
de la croyance dans son ambiguïté, constituée de ceci
: que ce n'est point par accident, par ignorance, que la vérité
se présente dans la dimension du contestable. Phénomène,
donc, qui n'est pas à considérer comme fait de défaut,
mais comme fait de structure, et que c'est là, pour nous, le point
de prudence. Le point où nous sommes sollicités de nous avancer
du pas le plus discret, je veux dire le plus discernant, pour désigner
le point substantiel de cette structure, pour ne pas prêter à
la confusion dans laquelle on se précipite, non innocemment sans
doute, en suggérant là une forme renouvelée de positivisme.
Bien plutôt
devrions-nous trouver nos modèles dans ce qui reste si incompris
et pourtant si vivant de ce que la tradition nous a légué
de fragmentaire des exercices du scepticisme, en tant qu'ils ne
sont pas simplement ces jongleries étincelantes entre doctrines
opposées, mais au contraire véritables exercices spirituels,
qui correspondaient sûrement à une praxis éthique,
qui donne sa véritable densité à ce qui nous reste
de théorique sous ce chef et sous cette rubrique. Disons
qu'il s'agit maintenant pour nous de rendre compte en termes de notre logique,
du surgissement nécessaire de ce lieu de l'Autre en tant qu'il est
ainsi divisé. Car, pour nous, c'est là qu'il nous est demandé
de situer non pas simplement ce lieu de l'Autre, le répondant parfait
de ceci que la vérité n'est pas trompeuse, mais bien plus
précisément, aux différents niveaux de l'expérience
subjective que nous impose la clinique, comment est possible que s'y insèrent
- dans cette expérience - des instances qui ne sont pas articulables
autrement que comme demandes de l'Autre - c'est la névrose. Et ici
nous ne pouvons manquer de dénoncer à quel point est abusif
l'usage de tels termes que nous avons introduits, mis en valeur, comme
celui par exemple de la demande, quand nous le voyons repris sous
la plume de tel novice à s'exercer sur le plan de la théorie
de l'analyse et à marquer combien est essentiel (le jeunot montre
ici sa perspicacité) de mettre au centre et au départ de
l'aventure une demande - dit-il - d'exigence actuelle. C'est
ce que depuis toujours on avance, en faisant tourner l'analyse autour de
frustration
et gratification. L'usage ici du terme de demande, qui m'est
emprunté, n'est là que pour brouiller les traces de ce qui
en fait l'essentiel, qui est que le sujet vient à l'analyse non
pas pour demander quoi que ce soit d'une exigence actuelle, mais pour savoir
ce qu'il demande. Ce qui le mène, très précisément,
à cette voie de demander que l'Autre lui demande quelque chose.
Le problème de la demande se situe au niveau de l'Autre et le problème
logique est de savoir comment nous pouvons situer cette fonction de la
demande de l'Autre, sur ce support : que l'Autre pur et simple, comme tel,
est A barré.
Bien d'autres termes sont aussi
à évoquer comme devant trouver dans l'Autre leur place :
l'Angoisse de l'Autre - vraie racine de la position du sujet comme position
masochique. Disons encore comment nous devons concevoir ceci : qu'un point
de jouissance est essentiellement repérable comme jouissance de
l'Autre ; point sans lequel il est impossible de comprendre ce dont il
s'agit dans la perversion. Point, pourtant, qui est le seul référent
structural qui puisse donner raison de ce qui dans la tradition s'appréhende
coimme Selbstbewusstsein. Rien d'autre dans le sujet ne se traverse
réellement soi-même, ne se perfore, si je puis dire, comme
tel - j'essaierai d'en dessiner pour vous, un jour, quelque modèle
enfantin - rien d'autre, sinon ce point qui, de la jouissance, fait la
jouissance de l'Autre. Ce n'est pas d'un pas
immédiat que nous nous avancerons dans ces problèmes. Il
nous faut aujourd'hui tracer la conséquence à tirer du rapport
de ce graphe de la répétition, avec ce que nous avons scandé
comme le choix fondamental de l'aliénation. Il est facile de voir,
à cette double boucle, que plus elle collera à elle-même,
plus elle tendra à se diviser. A supposer qu'ici (fig.1) se réduise
la distance d'un bord à l'autre, il est facile de voir que ce seront
deux rondelles qui viendront à s'isoler. Quel rapport y-a-t-il entre
ce passage à l'acte de l'aliénation et la répétition
elle-même ? Eh bien, très précisément, ce qu'on
peut et ce qu'on doit appeler l'acte. C'est aujourd'hui,
d'une situation logique de l'acte en tant que tel, que je veux avancer
les prémisses. Cette double boucle du tracé de la répétition
: si elle nous impose une topologie, c'est que ce n'est pas sur n'importe
quelle surface qu'elle peut avoir fonction de bord. Essayez de la tracer
sur la surface d'une sphère, je l'ai montré depuis longtemps
- vous m'en direz des nouvelles - (fig.2), faites-la revenir ici et essayez
de la boucler de façon à ce qu'elle soit un bord, c'est-à-dire
qu'elle ne se recoupe pas elle-même, ceci est impossible.Ce ne sont
des choses possibles - je l'ai déjà depuis longtemps fait
remarquer - que sur un certain type de surfaces (celles qui sont ici dessinées,
par exemple) telles le tore que j'ai appelé dans son
temps, le cross-cap ou le plan projectif, ou encore la tierce
bouteille de Klein n'a rien qui la lie spécialement à cette
représentation particulière). L'important est de savoir ce
qui dans chacune de ses surfaces, résulte de la coupure constituée
par la double boucle.
Sur le tore,
cette coupure donnera une surface à deux bords. Sur le cross-cap,
elle donnera une coupure à un seul bord. Ce qui est important, c'est
quelle est la structure des surfaces ainsi instaurées. Les images
qui sont à gauche - et que j'ai déjà introduites la
dernière fois pour que vous puissiez en prendre le dessin - vous
représentent ce qui constitue la surface la plus caractéristique
pour nous imager la fonction que nous donnons à la double boucle,
qui est le bord - le bord unique de la surface en question.
Nous pouvons prendre cette surface pour symbolique du sujet, à condition
que vous considériez bien sûr, que seul le bord constitue
cette surface ; comme il est facile de le démontrer en ceci : c'est
que si vous faites une coupure par le milieu de cette surface, cette coupure
elle-même concentre en elle l'essence de la double boucle. Etant
une coupure qui, si je puis dire, se retourne sur elle-même,
elle est elle-même - cette coupure unique - à
elle toute seule, toute la surface de Moebius. Et la preuve c'est qu'aussi
bien, quand vous l'avez faite, cette coupure médiane,
il n'y a plus de surface de Moebius du tout ! La coupure, si je puis dire
médiane, l'a retirée de ce que vous croyez voir, là,
sous la forme d'une surface. C'est ce que
vous montre la figure qui est à droite, qui vous montre qu'une fois
coupée par le milieu, cette surface, qui auparavant n'avait ni endroit
ni envers, n'avait qu'une seule face, comme elle n'avait qu'un seul bord,
a maintenant un endroit et un envers, que vous voyez ici marqué
de deux couleurs différentes ; il vous suffit bien sûr d'imaginer
que chacune de ces couleurs passe à l'envers de l'autre, là
où du fait de la coupure elles se continuent. Autrement dit, après
la coupure il n'y a plus de surface de Moebius, mais, par contre, quelque
chose qui est applicable sur un tore. Ce que vous démontrent les
deux autres figures : à savoir que si vous faites d'une certaine
façon glisser cette surface - celle qui est obtenue après
la coupure - à l'envers d'elle-même, si je puis m'exprimer
ainsi, ce qui est tout à fait bien imagé dans la figure présente
- vous pouvez en cousant - si je puis dire - d'une autre façon les
bords dont il s'agit, constituer ainsi une nouvelle surface qui est la
surface d'un tore, sur laquelle est marquée toujours la même
coupure, constituée par la double boucle fondamentale de la répétition.
Ces faits topologiques
sont pour nous extrêmement favorables à imager quelque chose
qui est ce dont il s'agit. A savoir que, de même que l'aliénation
s'est imagée dans deux sens d'opérations différentes
- où l'un représente le choix nécessaire du je
ne pense pas écorné de l'Es de la structure logique,
l'autre - élément qu'on ne peut choisir, de l'alternative
- qui oppose, qui conjoint le noyau de l'inconscient, comme étant
ce quelque chose où il ne s'agit pas d'une pensée d'aucune
façon attribuable au je institué de l'unité
subjective , et qui le conjoint à un je ne suis pas, bien
marqué dans ce que, dans la structure du rêve, j'ai défini
comme l'immixtion des sujets à savoir comme le caractère
infixable, indéterminable, du sujet assumant la pensée de
l'inconscient dans des conditions spécifiques, qui ne sont autres
que celles de l'analyse.
Nous avons,
correspondant au niveau du schéma temporel, ceci : que le passage
à l'acte est ce qui est permis dans l'opération de l'aliénation
; que, correspondant à l'autre terme - terme, en principe, impossible
à choisir dans l'alternative aliénante, - correspond l'acting-out.
Qu'est-ce que
ceci veut dire ? l'acte, j'entends : l'acte et non pas quelque manifestation
de mouvement. Le mouvement, la décharge motrice (comme on s'exprime
au niveau de la théorie), voilà ce qui ne suffit d'aucune
façon à constituer un acte. Si vous me permettez une image
grossière : un réflexe n'est pas un acte. Mais enfin, c'est,
bien entendu, bien au-delà qu'il faut prolonger cette aire du ne
pas-acte. Ce qu'on sollicite dans l'étude d'un animal supérieur,
la conduite du détour par exemple - le fait qu'un singe s'aperçoive
de ce qu'il faut faire pour saisir une banane quand une vitre l'en sépare
- n'a absolument rien à faire avec un acte. Et à la vérité,
un très grand nombre de vos mouvements, vous n'en doutez pas - de
ceux que vous exécuterez d'ici la fin de la journée - n'ont
rien à faire bien sûr avec de l'acte.
Mais comment
définir ce qu'est un acte ? Il est impossible de le définir
autrement que sur le fondement de la double boucle, autrement dit : de
la répétition. Et c'est précisément en cela
que l'acte est fondateur du sujet. L'acte est, précisément,
l'équivalent de la répétition, par lui-même.
Il est cette répétition en un seul trait, que j'ai désignée
tout à l'heure par cette coupure qu'il est possible de faire au
centre de la bande de Moebius. Il est en lui-même : double boucle
du signifiant. On pourrait dire, mais ce serait se tromper, que dans son
cas le signifiant se signifie lui-même. Car nous savons que c'est
impossible. Il n'en est pas moins vrai que c'est aussi proche que possible
de cette opération. Le sujet - disons dans l'acte - est équivalent
à son signifiant. Il n'en reste pas moins divisé. Tâchons
d'éclairer un peu ceci et mettons-nous au niveau de cette aliénation
où le je se fonde d'un je ne pense pas d'autant plus
favorable à laisser tout le champ à l'Es de la structure
logique.
Je ne pense pas... si je suis d'autant plus que
je
ne pense pas (je veux dire : si je ne suis que le je qu'instaure
la structure logique), le medium, le trait, où peuvent se conjoindre
ces deux termes, c'est le : j'agis ; ce j'agis qui n'est pas, comme
je vous l'ai déjà dit, effectuation motrice. Pour que je
marche devienne un acte, il faut que le fait que je marche signifie que
je marche en fait et que je le dise comme tel. Il y a répétition
intrinsèque à tout acte, qui n'est permise que par l'effet
de rétroaction - qui s'exerce du fait de l'incidence signifiante
qui est mise en son coeur - et rétroaction de cette incidence signifiante
sur ce qu'on appelle, dans une certaine idéologie aussi : l'engagement,
c'est ce qui donne le caractère comique bien connu. L'important
à détecter sur ce qu'il en est de l'acte, est à chercher
là où la structure logique nous livre - et nous livre en
tant que structure logique - la possibilité de transformer en acte
ce qui, de premier abord, ne saurait être autre chose qu'une pure
et simple passion. Je tombe par terre ou je trébuche, par exemple
: réfléchissez à ceci, que ce fait de redoublement
signifiant, à savoir que dans mon "je tombe par terre" il y a l'affirmation
que je tombe par terre ; je tombe par terre devient, transforme ma chute,
en quelque chose de signifiant. je tombe par terre et je fais par là
l'acte où je démontre que je suis, comme on dit : atterré.
De même, je trébuche qui porte en soi si manifestement la
passivité du ratage - peut-être, s'il est repris et redoublé
de l'affirmation je trébuche, l'indication d'un acte, en tant que
j'assume moi-même le sens, comme tel, de ce trébuchement.
Il n'y a rien là qui aille contre l'inspiration de Freud, si vous
vous rappelez qu'à telle page de la Traumdeutung et très
précisément dans celle où il nous désigne les
premiers linéaments de sa recherche sur l'identification, il souligne
bien lui-même - légitimant par avance les intrusions que je
fais de la formule cartésienne dans la théorie de l'inconscient
- la remarque que Ich a deux sens différents dans la même
phrase, quand on dit : Ich denke was gesundes Kind ich war : je
pense ou Ich bedenke, comme il l'a dit exactement : je médite,
je réfléchis, je me gargarise - à la pensée
de quel enfant bien portant - Ich bin... Ich war - j'étais.
Le caractère
essentiellement signifiant comme tel, et redoublé de l'acte, l'incidence
répétitive et intrinsèque de la répétition
dans l'acte, voilà qui nous permet de conjoindre de façon
originelle - et de façon telle qu'elle puisse ensuite satisfaire
à l'analyse de toutes ses variétés - la définition
de l'acte. Je ne peux ici qu'indiquer en passant - car nous aurons à
y revenir - que l'important n'est pas tellement dans la définition
de l'acte que dans ses suites. Je veux dire : de ce qui résulte
de l'acte comme changement de la surface. Car si j'ai parlé
tout à l'heure de l'incidence de la coupure dans la surface topologique
- que je dessine comme celle de la bande de Moebius - si après l'acte,
la surface est d'une autre structure dans tel cas, si elle est d'une structure
encore différente dans tel autre ou si même dans certains
cas elle ne peut pas changer, voilà qui va, pour nous, nous proposer
modèles (si vous voulez) à distinguer ce qu'il en est de
l'incidence de l'acte, non pas tant dans la détermination que dans
les mutations du sujet. Or, il est un terme que depuis quelque temps
j'ai laissé aux tentatives et gustations de ceux qui m'entourent,
sans jamais franchement répondre à
l'objection qui m'est faite - et qui m'est faite depuis longtemps - que
la Verleugnung - puisque c'est le terme dont il s'agit - est le
terme auquel il faudrait faire référer les effets que j'ai
réservés à la Verwerfung. J'ai assez
parlé de cette dernière, depuis le discours d'aujourd'hui,
pour n'avoir pas à y revenir. Je pointe simplement ici que ce qui
est de l'ordre de la Verleugnung est toujours ce qui a affaire à
l'ambiguïté qui résulte des effets de l'acte comme tel.
Je franchis le Rubicon, ça peut se faire tout seul : il suffit de
prendre le train à Cesene dans la bonne direction, une fois que
vous êtes dans le train, vous n'y pouvez plus rien : vous franchissez
le Rubicon. Mais ce n'est pas un acte. Ce n'est pas un acte non plus quand
vous franchissez le Rubicon en pensant à César, c'est l'imitation
de l'acte de César. Mais vous voyez déjà que l'imitation
prend dans la dimension de l'acte, une toute autre structure que celle
qu'on lui suppose d'ordinaire. Ce n'est pas un acte, mais ça peut
quand même en être un ! Et il n'y a même aucune autre
définition possible à des suggestions, autrement aussi exorbitantes,
que celles qui s'intitulent l'Imitation de Jésus-Christ, par exemple.
Autour de cet acte - qu'il soit imitation ou pas - qu'il soit l'acte-même
original, celui dont les historiens nous disent bien le sens indiqué
par le rêve, qui précède le franchissement du Rubicon
- qui n'est autre que le sens de l'inceste - il s'agit de savoir, à
chacun de ces niveaux, quel est l'effet de l'acte. C'est le labyrinthe
propre à la reconnaissance de ces effets par un sujet qui ne peut
le reconnaître, puisqu'il est tout entier - comme sujet - transformé
par l'acte, ce sont ces effets-là que désigne, partout où
le terme est justement employé, la rubrique de la Verleugnung.
L'acte donc est le seul lieu où le signifiant a l'apparence - la
fonction en tout cas - de se signifier lui-même. C'est-à-dire
de fonctionner hors de ses possibilités. Le sujet est, dans l'acte,
représenté comme division pure : la division, dirons-nous,
est son Repräsentanz. Le vrai sens du terme Repräsentanz
est à prendre à ce niveau, car c'est à partir de cette
représentance du sujet comme essentiellement divisé qu'on
peut sentir comment cette fonction de Repräsentanz peut affecter
ce qui s'appelle représentation ; ce qui fait dépendre
la Vorstellung d'un effet de Repräsentanz.
L'heure nous arrête... Il va être pour nous question, la prochaine
fois, de savoir comment il est possible que soit présentifié
l'élément impossible à choisir de l'aliénation.
La chose vaut bien la peine d'être rejetée à un discours
qui lui soit réservé, puisqu'il ne s'agit là de rien
d'autre que du statut de l'Autre, là où il est évoqué
pour nous de la façon la plus urgente, à ne pas prêter
à précipitation et erreur, à savoir : la situation
analytique. Mais ce modèle que nous donne l'acte comme division
et dernier support du sujet ; point de vérité qui - disons-le
avant de nous quitter, entre parenthèses - est celui qui motive
la montée au sommet de la philosophie, de la fonction de l'existence,
qui n'est assurément rien d'autre que la forme voilée sous
laquelle, pour la pensée, se présente le caractère
originel de l'acte dans la fonction du sujet. Pourquoi cet acte, dans son
instance, est-il resté voilé, et ceci dans ceux qui en su
marquer le mieux l'autonomie - contre Aristote, qui n'avait pas de ceci,
et pour cause, la moindre idée - je veux dire Saint Thomas ? C'est
sans doute parce que l'autre possibilité de coupure nous est donnée,
dans la partie impossible à choisir de l'aliénation (pourtant
mise à notre portée par le biais de l'analyse) - la même
coupure intervenant à l'autre sommet, celui ici désigné,
qui correspond à la conjonction : inconscient - je ne suis
pas - c'est ce qui s'appelle l'acting-out et c'est ce dont
nous essaierons la prochaine fois de définir le statut.