1966-67
Jacques Lacan
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Cette prévalence du je, au sommet de quelque chose qu'il est bien difficile de saisir sans prêter à malentendu... Dire l'époque, dire même comme nous l'avons dit l'ère de la science, c'est ouvrir toujours quelque biais à une note qu'on pourrait assez bien épingler du terme de spenglerisme, par exemple, l'idée de phases humaines n'est pas là, certes, ce qui peut nous contenter et prête à beaucoup de malentendus. Partons seulement de ceci : qu'il est vrai que le discours a son empire et que je crois vous avoir démontré ceci que la psychanalyse n'est pensable qu'à mettre dans ses précédents le discours de la science. Il s'agit de savoir où elle se place dans les effets de ce discours. Dedans ? Dehors ? C'est là, vous le savez, que nous essayons de la saisir comme une sorte de frange qui tremble, de quelque chose d'analogue à ces formes les plus sensibles où se révèle l'organisme. Je parle de ce qui est frange. Il y a pourtant un pas à franchir avant d'y reconnaître le trait de l'animé, car la pensée telle que nous l'entendons n'est pas l'animé. Elle est l'effet du signifiant, c'est-à-dire en dernier ressort, de la trace. Ce qui s'appelle la structure, c'est cela : nous suivons la pensée à la trace et à rien d'autre. Parce que la trace a toujours causé la pensée.
Si
nous faisons de la répétition le principe directeur d'un
champ, en tant qu'il est proprement subjectif, nous ne pouvons manquer
de formuler ce qui unit en manière de copule l'identique avec
le différent. Ceci nous réimpose l'emploi, à
cette fin, de ce trait unaire, dont nous avons reconnu la
fonction élective à propos de l'identification.
J'en rappellerai l'essentiel en termes simples, ayant pu éprouver
qu'une fonction si simple paraît étonnante dans un contexte
de philosophes, ou de prétendus tels, comme il m'est arrivé
récemment d'en avoir l'expérience, et qu'on ait pu trouver
obscure, voire opaque, cette très simple remarque que le trait unaire
joue le rôle de repère symbolique, précisément
d'exclure que ce soient ni la similitude, ni donc non
plus la différence, qui se posent au principe de la différenciation.
J'ai déjà, ici, assez souligné que l'usage du Un -
qui est ce Un que je distingue du Un unifiant, à êtn comptable
re l'U- est de pouvoir fonctionner, à désigner comme autant
de Un des objets aussi hétéroclites qu'une pensée,
un voile ou n'importe quel autre objet qui soit ici à notre portée,
et puisque j'en ai énuméré trois, à compter
cela : trois !
Ce
n'est nullement ainsi et du dehors que s'implique l'existence du Zwang
dans la Wiederholung freudienne, dans la répétition.
Une situation qui se répète, comme situation d'échec
par exemple, implique des coordonnées non de plus et de moins de
tension, mais d'identité signifiante du plus ou moins comme signe
de ce qui doit être répété. Mais
ce signe n'était pas porté comme tel par la situation première.
Entendez bien que celle-ci n'était pas marquée du signe de
la répétition, sans cela, elle ne serait pas première
! Bien plus, il faut dire qu'elle devient - qu'elle devient
- la situation répétée et que, de ce fait, elle est
perdue
comme situation d'origine : qu'il y a quelquechose de perdu de par
le fait de la répétition. Et ceci non seulement est
parfaitement articulé dans Freud, mais il l'a articulé bien
avant d'avoir été porté à l'énoncé
de "l'Au-delà du principe de plaisir." Dès les trois
essais sur la sexualité, nous voyons surgir, surgir comme impossible,
le principe de la retrouvaille. Qu'il y ait, dans le métabolisme
des pulsions, cette fonction de l'objet perdu comme tel, déjà
le simple abord de l'expérience clinique en avait suggéré
à Freud la trouvaille et la fonction. Elle donne le sens même
de ce qui surgit sous la rubrique de l'Urverdrängung.
C'est pourquoi il faut bien reconnaître que loin qu'il y ait là,
dans la pensée de Freud, saut ni rupture, il y a plutôt préparation
- par une signification entrevue - préparation de quelque chose
qui trouve enfin son statut logique dernier sous la forme d'une loi constituante
- encore qu'elle ne soit pas réflexive - constituante du sujet lui-même
et qui est la répétition.
Le graphe - si l'on peut dire - de cette fonction, je pense que, tous,
vous en avez eu, vu passer, la forme telle que je l'ai donnée comme
support intuitif, imaginatif, de cette topologie de retour, pour qu'elle
solidarise la part - qui est aussi importante que son effet directif, à
cet effet lui-même imagé - à savoir son effet rétroactif.
Ce que j'ai appelé à l'instant : ce qui se passe quand par
l'effet du répétant, ce qui était à répéter
devient le répété. Le trait dont se sustente ce qui
est répété, en tant que répétant, doit
se boucler, doit se retrouver à l'origine : celui (ce trait) qui,
de son fait, dès lors marque le répété comme
tel. Ceci, ce tracé, n'est autre que celui de la double boucle,
ou encore de ce que j'ai appelé, la première fois que je
l'ai introduit, le huit inversé et que nous écrirons comme
ceci : [dessin] le voilà qui revient sur ce qu'il répète
et c'est ce qui - dans l'opération première, fondamentale,
initiatrice comme telle de la répétition - donne cet effet
rétroactif qu'on ne peut en détacher, qui nous force à
penser le rapport tiers, qui - de l'Un au Deux qui constitue le retour
- revient en se bouclant vers ce Un pour donner cet élément
non numérable que j'appelle l'Un-en-plus, et qui justement - pour
n'être pas réductible à la série des nombres
naturels, ni additionnable ni soustrayable à ce Un et à ce
Deux qui se succèdent - mérite encore ce titre de l'Un-en-trop,
que j'ai désigné comme essentiel à toute détermination
signifiante et toujours prête d'ailleurs, non seulement à
apparaître, mais à se faire appréhender, fuyante, détectable
dans le vécu, dès que le sujet comptant (c.o.m.p.t.a.n.t.)
a à se compter entre d'autres.
Que veut dire ce que nous avons apporté sous le terme d'aliénation,
quand nous commençons de l'éclairer par cet appareil de l'involutionsignifiante
(si je puis l'appeler ainsi) de la répétition ? Nous avons
avancé d'abord que l'aliénation, c'est le signifiant de l'Autre,
en tant qu'il fait de l'Autre (avec un grand A) un champ marqué
de la même finitude que le sujet lui-même : le S(A barré),
S, parenthèse ouverte, A barré. De quelle finitude s'agit-il
? De celle que définit, dans le sujet, le fait de dépendre
des effets du signifiant. L'Autre comme tel - je dis : ce lieu de l'Autre,
pour autant que l'évoque le besoin d'assurance d'une vérité
- l'Autre comme tel est, si je puis dire, si vous permettez ce mot à
mon improvisation, fracturé. De la même façon
où nous le saisissons dans le sujet lui-même - très
précisément, de la sorte où le marque la double boucle
topologique de la répétition - l'Autre aussi se trouve sous
le coup de cette finitude. Ainsi se trouve posée la division
au coeur des conditions de la vérité. Complication, disons,
apportée à toute exigence - de type leibnizien - de réservation
de la susdite, je veux dire : de la vérité. Le salva veritate,
essentiel à tout ordre de la pensée philosophique, est pour
nous - et pas seulement du fait de la psychanalyse - manifeste en tout
point de cette élaboration qui se fait au niveau de la logique mathématique
- est pour nous un peu plus compliqué. Il exclut en tout cas, tout
à fait, toute forme d'absoluité intuitive ; l'attribution,
par exemple, au champ de l'Autre, de la dimension - qualifiée aussi
spinoziennement que vous voudrez - de l'Eternel, par exemple... Cette déchéance
permanente de l'Autre est inextirpable du donné de l'expérience
subjective. C'est elle qui met au coeur de cette expérience le phénomène
de la croyance dans son ambiguïté, constituée
de ceci : que ce n'est point par accident, par ignorance, que la vérité
se présente dans la dimension du contestable. Phénomène,
donc, qui n'est pas à considérer comme fait de défaut,
mais comme fait de structure, et que c'est là, pour nous, le point
de prudence. Le point où nous sommes sollicités de nous avancer
du pas le plus discret, je veux dire le plus discernant, pour désigner
le point substantiel de cette structure, pour ne pas prêter à
la confusion dans laquelle on se précipite, non innocemment sans
doute, en suggérant là une forme renouvelée de positivisme.
Bien plutôt devrions-nous trouver nos modèles dans ce qui
reste si incompris et pourtant si vivant de ce que la tradition nous a
légué de fragmentaire des exercices du scepticisme,
en tant qu'ils ne sont pas simplement ces jongleries étincelantes
entre doctrines opposées, mais au contraire véritables exercices
spirituels, qui correspondaient sûrement à une praxis éthique,
qui donne sa véritable densité à ce qui nous reste
de théorique sous ce chef et sous cette rubrique. Disons
qu'il s'agit maintenant pour nous de rendre compte en termes de notre logique,
du surgissement nécessaire de ce lieu de l'Autre en tant qu'il est
ainsi divisé. Car, pour nous, c'est là qu'il nous est demandé
de situer non pas simplement ce lieu de l'Autre, le répondant parfait
de ceci que la vérité n'est pas trompeuse, mais bien plus
précisément, aux différents niveaux de l'expérience
subjective que nous impose la clinique, comment est possible que s'y insèrent
- dans cette expérience - des instances qui ne sont pas articulables
autrement que comme demandes de l'Autre - c'est la névrose.
Ce qui le mène, très précisément, à cette voie de demander que l'Autre lui demande quelque chose. Le problème de la demande se situe au niveau de l'Autre et le problème logique est de savoir comment nous pouvons situer cette fonction de la demande de l'Autre, sur ce support : que l'Autre pur et simple, comme tel, est A barré.
Nous pouvons prendre cette surface pour symbolique du sujet, à condition que vous considériez bien sûr, que seul le bord constitue cette surface ; comme il est facile de le démontrer en ceci : c'est que si vous faites une coupure par le milieu de cette surface, cette coupure elle-même concentre en elle l'essence de la double boucle. Etant une coupure qui, si je puis dire, se retourne sur elle-même, elle est elle-même - cette coupure unique - à elle toute seule, toute la surface de Moebius. Et la preuve c'est qu'aussi bien, quand vous l'avez faite, cette coupure médiane, il n'y a plus de surface de Moebius du tout ! La coupure, si je puis dire médiane, l'a retirée de ce que vous croyez voir, là, sous la forme d'une surface.
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Textes
:
La
Bible : Livre de Daniel, verset
26, 23/11 (p.26-27) ; 19/4
; Genèse10/5 ;
24/5 (p.99), Lilith p.100
Les
désarrois de l'élève Törless : 1/2
(p.26)
Lacan,
Kant
avec Sade : 11/1
; 22/2 (p.147) ; 19/04
; 14/06
L'angoisse
sémin. X : schéma de la barre de division 1/3 (p.10)
Poe,
la lettre volée : 30/11 (p.34) pair et impair