la trame
de la réalité
lecture du manuscrit H (Freud)
En psychiatrie, les idées
délirantes doivent être rangées à côté
des idées obsessionnelles, toutes deux étant des perturbations
purement intellectuelles ; la paranoïa se place à côté
du trouble obsessionnel en tant que psychose intellectuelle. Si les obsessions
sont attribuables à quelque trouble affectif et si nous démontrons
qu'elles doivent leur puissance à quelque conflit, la même
explication doit être valable pour les idées délirantes.
Ces idées découlent d'une perturbation affective et leur
force est due à un processus psychologique. Les psychiatres sont
d'un avis contraire, tandis que les profanes ont l'habitude d'attribuer
la folie à des chocs psychiques : "Si quelqu'un, lors de certains
événements ne perd point la raison c'est qu'il n'en a point
à perdre." (Lessing, Emilia Galotti, act.IV).
Le fait est là : la paranoïa
chronique sous sa forme classique est un mode pathologique de défense,
comme l'hystérie, la névrose obsessionnelle et les états
de confusion hallucinatoire. Les gens deviennent paranoïaques parce
qu'ils ne peuvent tolérer certaines choses - à condition
naturellement que leur psychisme y soit particulièrement prédisposé.
En quoi consiste cette prédisposition
? En un penchant vers quelque chose qui possède certaines caractéristiques
de la paranoïa. Servons-nous d'un exemple.
Une demoiselle déjà
mûrissante (30 ans environ) vit avec son frère et sa soeur
[aînée]. Ils appartiennent à la classe des travailleurs
qualifiés. Son frère veut arriver à s'établir
à son propre compte. Ils louent une chambre à l'une de leurs
connaissances, un garçon ayant beaucoup voyagé, un peu mystérieux,
très adroit et fort intelligent. Il demeure chez eux pendant un
an et se montre le meilleur des camarades et des compagnons. Après
les avoir quittés pendant six mois, il revient. Cette fois, iul
ne reste que relativement peu de temps et disparaît pour de bon.
Les soeurs se lamentent souvent de son absence et n'en parlent qu'en termes
élogieux. Toutefois, la soeur cadette raconte à son aînée
qu'il voulut un jour la mettre à mal. Elle faisait le ménage
dans la chambre alors qu'il était encore couché. Il la fit
venir auprès du lit et quand, sans rien soupçonner, elle
s'approcha, il lui mit son pénis dans la main. Cette scène
n'eut pas de suite et, peu de temps après, l'étranger quitta
la maison.
Quelques années plus
tard, l'héroïne de cette aventure tomba malade. Elle se plaignait
et d'indéniables symptômes de délires d'observation
et de persécution apparurent : les voisines la plaignaient parce
qu'elle était un laissé pour compte et qu'elle attendait
le retour de cet homme. On lui faisait sans cesse des allusions de ce genre,
on jasait à propos de cette histoire, etc. Naturellement, tout cela
était faux. Depuis lors, la malade ne reste dans cet état
que pendant des périodes de quelques semaines, puis retrouve la
raison et déclare que tout cela ne résulte que d'un état
d'excitation, mais même dans les intervalles, elle souffre d'une
névrose dont il serait difficile de contester le caractère
sexuel. Elle ne tarde pas à subir un nouvel accès de paranoïa.
La soeur aînée
s'étonne de constater que si l'on vient à parler de la scène
de séduction, la malade la nie chaque fois. Breuer entendit parler
de ce cas qui me fut adressé. J'essayai sans succès de supprimer
la tendance à la paranoïa en restaurant dans ses droits le
souvenir de la scène de séduction. J'eus avec elle deux entretiens
et l'invitai, alors qu'elle était dans un état de "concentration
hypnotique", à me raconter tout ce qui se rapportait à son
locataire. L'ayant pressée de questions pour savoir si rien "d'embarrassant"
ne lui était arrivé, elle le nia de la façon la plus
formelle - et je ne la revis plus. Elle me fit dire que tout cela l'énervait
trop. Défense ! Evidemment, elle ne voulait
pas qu'on rappelât ses souvenirs et les refoulait intentionnellement.
La défense était
indéniable, mais aurait tout aussi bien pu aboutir à un symptôme
hystérique ou à une obsession. Quel était donc le
caractère particulier de cette défense paranoïaque ?
La malade voulait éviter
quelque chose, le refoulait. Nous devinons ce que c'était ; il est
probable qu'elle avait vraiment été troublée par ce
qu'elle avait vu, et par le souvenir de ce qu'elle avait vu. Elle tentait
d'échapper au reproche d'être une vilaine femme. Mais ce reproche
lui vint du dehors et ainsi le contenu réel resta intact
alors que l'emplacement de toute la chose changea. Le reproche intérieur
fut repoussé au dehors : les gens disaient ce qu'elle se serait,
sans cela, dit à elle-même. Elle aurait été
forcée d'accepter le jugement formulé intérieurement,
mais pouvait bien rejeter celui qui lui venait de l'extérieur. C'est
ainsi que jugement et reproche étaient maintenus loin de son moi.
Le but de la paranoïa est
donc de se défendre d'une représentation inconciliable avec
le moi, en projetant son contenu dans le monde extérieur. Deux questions
se posent : 1° Comment un pareil déplacement peut-il se produire
? 2° Tout se passe-t-il de la même façon dans d'autres
cas de la paranoïa ?
Le déplacement
se réalise très simplement. Il s'agit du mésusage
d'un mécanisme psychique très courant, celui du déplacement
ou de la projection. Toutes les fois que se produit une transformation
intérieure, nous pouvons l'attribuer soit à une cause intérieure,
soit à une cause extérieure. Si quelque chose nous empêche
de choisir le motif intérieur, nous optons en faveur du motif extérieur.
En second lieu, nous sommes accoutumés à voir nos états
intérieurs se révéler à autrui (par l'expression
de nos émois). C'est ce qui donne lieu à l'idée normale
d'être observé et à la projection normale. Car ces
réactions demeurent normales tant que nous restons conscients de
nos propres modifications intérieures. Si nous les oublions, si
nous ne tenons compte que du terme du syllogisme qui aboutit au dehors,
nous avons une paranoïa avec ses exagérations relatives à
ce que les gens savent sur nous et à ce qu'ils nous font - ce qu'ils
connaissent de nous et que nous ignorons, ce que nous ne pouvons admettre.
Il s'agit d'un mésusage du mécanisme de projection utilisé
en tant que défense.
Pour les obsessions, les choses
sont tout à fait les mêmes. Ici encore le mécanisme
de substitution est un mécanisme normal. Quand une vieille
fille possède un chien ou qu'un vieux célibataire collectionne
des tabatières, la première compense son besoin de vie conjugale,
le second son envie de multiples conquêtes. Tous les collectionneurs
sont des répliques de Don Juan Tenorio, et il en va de même
pour les alpinistes, les sportifs, etc. Il s'agit d'équivalents
de l'érotisme, équivalents familiers également aux
femmes. Les traitements gynécologiques entrent dans cette catégorie.
Il y a deux sortes de patientes, celles qui sont aussi fidèles à
leur médecin qu'à leur mari et celles qui en changent comme
elles changent d'amants. Ce mécanisme normal de substitution est
mal utilisé dans les obsessions - toujours dans un but défensif.
Cette manière de
voir s'applique-t-elle aussi à d'autres cas de paranoïa ? Je
devrais dire à tous les cas. Prenons un exemple. Le paranoïaque
revendicateur ne peut tolérer l'idée d'avoir agi injustement
ou de devoir partager ses biens. En conséquence, il trouve que la
sentence n'a aucune validité légale ; c'est lui qui a raison,
etc. (Le cas est trop clair, peut-être pas tout à fait précis.
On pourrait peut-être l'expliquer autrement.)
Une grande nation ne peut supporter
l'idée d'avoir été battue. Ergo, elle n'a pas
été vaincue; la victoire ne compte pas. Voilà un exemple
de paranoïa collective où se crée un délire de
trahison.
L'alcoolique ne s'avoue jamais
que la boisson l'a rendu impuissant. Quelle que soit la quantité
d'alcool qu'il supporte, il rejette cette notion intolérable. C'est
la femme qui est responsable, d'où délire de jalousie, etc.
L'hypocondriaque lutte longtemps
avant de découvrir pourquoi il se sent gravement malade. Il n'admet
jamais que cette impression soit d'origine sexuelle, mais éprouve
la plus vive satisfaction à se dire que ses souffrances sont, non
pas endogènes (comme le dit Moebius), mais exogènes, donc,
il a été empoisonné.
Le fonctionnaire qui ne figure
pas au tableau d'avancement a besoin de croire que des persécuteurs
ont fomenté un complot contre lui et qu'on l'espionne dans sa chambre.
Sinon, il devrait admettre son propre naufrage.
Mais ce n'est pas toujours un
délire de persécution qui se produit. La mégalomanie
réussit peut-être mieux encore à éliminer du
moi l'idée pénible. Pensons, par exemple, à cette
cuisinière dont l'âge a flétri les charmes et qui doit
s'habituer à penser que le bonheur d'être aimée n'est
pas fait pour elle. Voilà le moment venu de découvrir que
le patron montre clairement son désir de l'épouser et le
lui a fait entendre, avec une remarquable timidité, mais néanmoins
de façon indiscutable.
Dans tous ces cas, la ténacité
avec laquelle le sujet s'accroche à son idée délirante
est égale à celle qu'il déploie pour chasser hors
de son moi quelque autre idée intolérable. Ces malades aiment
leur délire comme ils s'aiment eux-mêmes. Voilà tout
le secret [de ces réactions].
Maintenant, comparons cette
forme de défense à celles que nous connaissons déjà
dans : 1° l'hystérie ; 2° l'obsession ; 3° la confusion
hallucinatoire ; et 4° la paranoïa. Nous avons à considérer
l'affect, le contenu de la représentation et les hallucinations
(v. fig.4).
1° HYSTERIE. La représentation
intolérable ne peut parvenir à s'associer au moi. Le contenu
reste détaché, hors du conscient ; son affect se trouve déplacé,
reporté dans le somatique, par conversion...
2° IDEES OBSESSIONNELLES.
Là encore la représentation intolérable est maintenue
hors de l'association avec le moi. L'affect demeure mais le contenu se
trouve remplacé.
3° CONFUSION HALLUCINATOIRE.
Tout l'ensemble de la représentation intolérable (affect
et contenu) est maintenu éloigné du moi, ce qui ne devient
possible que par un détachement partiel du monde extérieur.
Des hallucinations agréables au moi et qui favorisent la défense
surviennent.
4° PARANOÏA.
Contrairement au 3°, contenu et affect de l'idée intolérable
sont maintenus, mais se trouvent alors projetés dans le monde extérieur.
Les hallucinations qui se produisent, dans certaines formes de cette maladie,
sont désagréables au moi tout en favorisant aussi la défense.
Dans les psychoses hystériques,
au contraire, c'est la représentation chassée qui prend le
dessus. Le type en est l'accès et l'état secondaire. Les
hallucinations sont désagréables au moi. Les idées
délirantes sont soit la copie, soit le contraire de la représentation
repoussée (mégalomanie). La paranoïa et la confusion
hallucinatoire sont les deux psychoses d'obstination et de suspicion. Les
"relations avec soi-même" dans la paranoïa sont analogues aux
hallucinations des états confusionnels où le sujet affirme
le contraire du fait qu'il a repoussé. De cette façon, "les
relations avec soi-même" tendent à démontrer l'exactitude
de la projection.
Fig.4 :
HYSTERIE ..............
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OBSESSIONS ...........
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maintenu +
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absent du conscient et remplacé
-
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______________
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défense permanente
sans gain |
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CONFUSION HALLUCINATOIRE
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absent -
|
- absent
|
favorables au moi et à la défense
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défense durable
gain brillant |
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PARANOÏA .............
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maintenu +
|
+ maintenu
projeté au dehors |
hostiles au moi
favorables à la défense |
défense durable
sans gain |
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PSYCHOSE HYSTERIQUE
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domine la conscience +
|
domine la conscience +
|
hostiles au moi et à la défense
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échec de la défense
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1. Suivant la technique intermédiaire
entre l'hypnose et les associations libres décrite dans le dernier
chapitre des Etudes sur l'hystérie, trad. Anne Berman, PUF, 1956.
2. [Dans l'édition allemande,
le mot allemand Ausbruch a été imprimé au lieu
du mot Missbrauch que contient le manuscrit.]
- références complémentaires : Psycho-névroses de défense 1894, Nouvelles remarques sur les psycho-névroses 1896, l'Entwurf, automne 1895, lettre n°52 à Fliess, pp.153-160.
Les caractéristiques psychiques de la paranoïa ?
Il existe, à l'origine, une représentation unverträglich pour le Moi. Freud part de la notion d'un clivage dans le champ de conscience qu'il appréhende alors comme le champ des représentations, pouvant s'associer les unes aux autres en réseau. Le clivage du contenu de conscience est la conséquence d'un acte de volonté du sujet, d'une décision. S'il se produit qu'une représentation ne soit pas acceptée... pour résoudre la contradiction cette représentation va être dotée d'un caractère unverträglich : à la fois elle est parvenue dans le champ de conscience et - dans le même temps - le sujet prend le parti de ne pas consentir à la considérer comme arrivée : il la traite comme non-arrivée.
Pour affaiblir telle représentation inconciliable, c'est un arrachement (entreissen) qui va s'opérer de l'affect lié à ladite représentation de manière à rejeter celle-ci hors de sa place : ainsi n'y a-t-il plus qu'une lacune (eine Lücke) à cette place d'où la représentation est expulsée, représentation qui n'existe plus que sous forme lacunaire, sous cette forme elle est unschädlich (inoffensive) ! A la différence de l'hystérie et de la névrose obsessionnelle pour lesquelles l'affect est arraché à cette représentation dotée par le sujet d'un caractère unverträglich, puis converti dans le somatique ou déplacé sur une autre Vorstellung d'apparence anodine, le processus de la paranoïa consiste à projeter la Vorstellung dans le monde extérieur.
Freud établit un parallèle
entre idées délirantes et idées obsessionnelles dans
ce manuscrit H, idées découlant d'une perturbation affective,
dont la force est due à un processus psychique : il s'agit bien
d'un mode (pathologique) de défense comme dans l'hystérie,
la névrose obsessionnelle, la confusion hallucinatoire. Le reproche
vint du dehors et le contenu réel resta intact alors que l'emplacement
de toute la chose changea : le reproche intérieur est repoussé
au-dehors.
L'hallucination verbale conçue
comme moyen de défense contre le reproche adressé à
soi-même : du reproche interne, on passe à un reproche venant
de l'extérieur ; le reproche forclos au-dedans fait retour sous
forme d'une accusation au-dehors. Ainsi, pour le psychotique, ce déplacement,
différent du déplacement de la névrose obsessionnelle,
va permettre l'évitement de la culpabilité. Freud choisit
donc (p.99 en bas) le reproche comme point inaugural de l'hallucination
verbale : une pensée forclose dans le symbolique (soit le reproche
intérieur) fait retour dans le réel (soit l'accusation extérieure).