C'est pourquoi ce détour s'est finalement imposé là comme nécessaire - en première partie de ce travail - afin de repérer les étapes certes, mais aussi les butées rencontrées par Freud et les points d'articulation mis en place; l'essentiel de ma démarche se constituant donc peu à peu d'un aller-retour de la psychose à la névrose, l'une éclairant l'autre, pour éviter soit le risque d'un égarement dans la description - à travers maints exemples cliniques - sur un versant plus phénoménologique que structural, soit le défaut d'une observation clinique se pliant à un cadre théorique préétabli au lieu de venir interroger ce dernier.
Cet
effort récurrent chez Freud se retrouve dans les trois temps de
sa théorie : effort d'abord manifeste autour des mécanismes
de défense, de sa première élaboration d'un appareil
psychique, du système perception-conscience, dans ses articles des
années 90, dans l'Entwurf en 1895, et jusqu'en 1900 dans
l'Interprétation des rêves, puis dans un second temps, avec
l'Introduction au narcissisme, en 1914 et la théorie de la libido,
c'est la question du mécanisme d'entrée, voire de sortie,
qui passe au premier plan, et l'enjeu du débat de l'époque,
entre Freud et Jung en particulier, vise le statut et la fonction du fantasme,
en rapport avec les mécanismes de retrait ou d'investissement libidinal.
Enfin à partir des années 20 et du tournant dit de la seconde
topique, pour Freud ce même effort se poursuit, centré dorénavant
sur cette notion-pivot, déjà présente dès 1894,
de clivage de moi.
Freud
distingue alors deux temps : celui de cette séparation entre Vorstellung/affect
- soit le refoulement - et celui du mode de réaction - soit
le temps du retour du refoulé avec la constitution du symptôme
primaire de défense.
Tout
en cherchant un mécanisme psychique de défense spécifique
à la paranoïa, Propre à la paranoïa devrait
être une voie ou un mécanisme particulier de refoulement[4],c'est
d'abord au second temps que le processus semble se différencier
selon le destin de l'affect :
*
par conversion somatique dans l'hystérie, avec simplement répétition
des symboles mnésiques, sans modification ;
*
par substitution, ou déplacement sur une autre représentation
inoffensive, insignifiante, dans la névrose obsessionnelle, avec
:
A travers
ses tâtonnements, et ses contradictions apparentes, Freud rencontre
un point de butée autour du processus de séparation de la
Vorstellung
et
de l'affect dans la névrose et la psychose, dans ce qu'il désigne
comme premier temps du processus : il ne parvient à limiter - à
défaut de la résoudre!- cette difficulté qu'avec l'hypothèse
de
l'existence de refoulement de divers types!
En
effet, en début 1896, dans le manuscrit K, uniquement à propos
de la paranoïa, il soupçonne qu'il existe différentes
formes (de la maladie) suivant que seul l'affect a été refoulé
par projection, ou bien, en même temps que lui, le contenu de l'incident.
Le retour de ce qui a été refoulé peut aussi comporter
soit l'affect seul, soit cet affect accompagné du souvenir.[2]
Cependant,
Freud, tout en utilisant les mêmes termes de refoulement et de retour
du refoulé lorsqu'il compare les processus en jeu dans la névrose
obsessionnelle et dans la paranoïa, maintenant le refoulement, dans
les deux cas, comme noyau du mécanisme psychique[3],
présentant par exemple les hallucinations comme retour du refoulé[4],
les fausses interprétations de la paranoïa reposent sur
un refoulement.5, etc. dégage dès 1894 ce qui s'avérera
par la suite un trait différentiel structural entre psychose et
ces deux névroses, soit ce qu'il repère comme une espèce
beaucoup plus énergique et efficace de défense. Elle consiste
en ceci que le moi rejette (verwerfen) la représentation insupportable
en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation
n'était jamais parvenue jusqu'au moi.6
Première
occurrence de ce verbe "verwerfen", qui signale de fait une distinction
entre psychose et névrose dès le premier temps du processus
de défense.
C'est
en travaillant par la suite cette notion de projection comme mécanisme
de défense et la façon dont elle opère de manière
particulière dans la psychose - cheminement retracé par G.Michaux
in
"Psychanalyse et psychose"[7]-
que Freud mettra de plus en plus l'accent dans sa théorie sur le
clivage, et jusqu'à la fin de sa vie, mais c'est d'emblée
que ce mécanisme se trouve pressenti, voire ainsi situé par
lui à un niveau structural.
De
fait, en reprenant la lecture comparative qu'il propose, toujours en 1896,[8]
des mécanismes de défense dans la névrose obsessionnelle
et la paranoïa, outre le fait que la représentation inconciliable
connaît le sort d'être rejetée en même
temps que son affect, - sans s'inscrire en quelque sorte - "comme si, dit-il,
la représentation n'était jamais parvenue au moi", donc jamais
avoir eu accès à la conscience, Freud observe, au niveau
du symptôme primaire de défense, côté névrose
obsessionnelle, la méfiance de soi,[9] et côté
paranoïa, la méfiance des autres4,
différence essentielle à la suite de laquelle, au niveau
de ce que seraient les symptômes de compromis,[14]la distinction
qu'il propose entre les mécanismes respectifs des idées obsédantes
et des hallucinations situe tout à fait son approche sur un plan
structural, et non seulement sémiologique ou phénoménologique,
comme la lecture du manuscrit H,[10]
adressé à Fliess, le montre aussi.
En effet, au-delà de la modalité suivant laquelle va évoluer la représentation jugée inconciliable, c'est le rapport à la réalité dans son lien à la représentation que Freud fait intervenir. Or, comme le souligne J.Dor : il s'agit d'un point particulièrement important dont la ligne de force va implicitement sinuer, par la suite, dans l'oeuvre de Freud, notamment en corrélation avec les investigations qu'il conduira à propos de la problématique psycho-pathologique des psychoses. Par ailleurs, l'insertion lacanienne de la Verwerfung dans la problématique psychotique trouve précisément son point d'ancrage sur ce terrain-là.[11]
Que quelque chose soit dès le premier temps reconnu ou non, comme inscrit ou non, entraîne des conséquences incontournables par la suite au niveau structural : Le moi s'arrache à la représentation inconciliable, mais celle-ci est inséparablement attachée à un fragment de la réalité, si bien que le moi, en accomplissant cette action, s'est séparé aussi, en totalité ou en partie, de la réalité. C'est là, à mon avis, la condition pour que des représentations du sujet se voient reconnaître une vivacité hallucinatoire.[12]
Un
retour au tableau comparatif[13]
proposé peut éclairer la façon dont Freud parvient
à traiter la paranoïa comme psychose de défense, à
la différence de la névrose de défense: partant de
l'hypothèse dans les deux cas d'un refoulement d'une expérience
sexuelle traumatique, "le refoulé est dans les deux cas une expérience
de l'enfance"[14]...
il constate que les reproches liés à une scène de
séduction sexuelle sont certes bien refoulés mais après
avoir été reconnus dans la névrose obsessionnelle,
d'où la méfiance vis-à-vis de soi comme symptôme
primaire de défense, ce qui n'est pas le cas dans la paranoïa
où un mécanisme de projection a d'emblée opéré,
dès le premier temps. Ce qui va dès lors entraîner
la méfiance des autres, puis le retour des reproches refoulés
"sous forme de pensées à voix haute".[15]
Cette non-reconnaissance des reproches a pour conséquence fondamentale
la nécessité pour le moi de les admettre tels quels quand
ils font retour; exigence impossible, menant à l'émergence
d'un délire d'interprétation, formation délirante
combinatoire,16 qui aboutit à l'altération, la
modification
du moi[17].
Alors que dans la névrose obsessionnelle, c'est le fait même
de leur reconnaissance qui sert de protection contre le retour du refoulé,
soit le reproche initial : Le sujet est protégé d'avoir
à accorder sa croyance au reproche qui fait retour sous forme de
représentations obsédantes.[18]
En
fait, quand Freud aborde là le registre de la croyance, il repère
déjà fort pertinemment cette différence entre la névrose
et la psychose - qui sera évoquée plus loin -[19].
En effet, malgré sa formulation dans ce texte de 1896, Freud précise
bien que le névrosé se trouve protégé du reproche
initial qui fait retour, en d'autres termes parce qu'il est justement dans
la croyance, alors que le psychotique est sans protection contre les
symptômes du retour, dont nous savons bien qu'ils trouvent croyance[20]
parce que lui par contre est dans le registre de l'incroyance.
La femme dont il cite le cas, de trente ans environ, tentait d'échapper à un reproche : le reproche lui vint du dehors et ainsi le contenu réel resta intact alors que l'emplacement de toute la chose changea. Le reproche intérieur fut repoussé au-dehors.[23] Freud conçoit l'hallucination verbale comme moyen de défense contre le reproche adressé à soi-même : du reproche interne, on passe à un reproche venant de l'extérieur. En d'autres termes, ce reproche rejeté, forclos, au-dedans fait retour sous forme d'une accusation au-dehors. C'est ce déplacement - différent du déplacement de la névrose obsessionnelle - qui va permettre au psychotique l'évitement de la culpabilité. L'hallucination verbale comme phénomène élémentaire sera reprise plus loin, à travers le champ des psychoses, dans la partie sur le repérage d'effets cliniques de la forclusion.[23] Mettons toutefois l'accent un instant sur le reproche choisi par Freud comme point inaugural de l'hallucination verbale : autrement dit, une pensée forclose dans le symbolique - ie le reproche intérieur - fait retour dans le réel - ie l'accusation extérieure -. En effet, la phrase suivante du manuscrit mérite l'attention : "les gens disaient ce qu'elle se serait, sans cela, dit à elle-même."
A première
lecture, l'accent m'a semblé mis par Freud sur l'énoncé
lui-même du reproche, ce qui se dit, dans le cadre de l'opposition
intérieur/extérieur, suivant le binarisme habituel à
sa pensée, mais ce syntagme n'invite-t-il pas en fait à envisager
cette question à un autre niveau ? Au niveau du rapport du sujet
à l'énonciation : il ne s'agit pas seulement du fait que
cet énoncé du reproche soit attribué à des
gens - les gens disaient - mais plutôt, au niveau de l'énonciation,
du fait que le sujet s'exclut, décide de s'exclure de sa position
de sujet de l'énonciation, de refuser sa responsabilité quant
à l'énonciation, du fait qu'il ne s'attribue nullement cet
acte de dire. Qui parle? Au-delà de ce les gens disaient,
le sujet laisse l'Autre du langage parler, dire pour lui, d'où ce
caractère extérieur, ie qui s'impose de l'extérieur,
de l'hallucination verbale. L'élément signifiant aboli
au-dedans, comme le dira Freud à propos de Schreber, réapparaît
dans le réel, au-dehors, revient du dehors.[24] Schreber
le précise lui-même clairement dans ses Mémoires, ça
me vient parlé de l'extérieur, quand il parle de cette
véritable intrusion : ça n'a pas germé tout seul
dans ma tête., etc.[25]
Un effet de l'hallucination verbale serait de réaliser an niveau
du registre symbolique comme cette exclusion, cette non-responsabilité
du sujet de l'énonciation. C'est de cette exclusion que surgit ce
qui sera ensuite vécu sur le mode d'une intrusion. Là se
pose aussi la question du passage à l'acte, d'un franchissement
possible dans le réel : ce ne serait pas par obéissance à
l'énoncé des hallucinations verbales, mais comme ce qui résulterait
de cette décision de ne pas engager sa responsabilité au
niveau de l'acte d'énoncer, de s'en maintenir exclu lui-même,
laissant carte blanche au champ de l'Autre... Ceci permettrait alors de
saisir pourquoi c'est à l'arrêt des voix que se produit, semble-t-il,
pour certains patients, le passage à l'acte, ie à
une sorte d'arrêt de la chaîne signifiante, de point de défaut,
au
moment où le psychotique dit s'être trouvé(e), se
trouver au bord du trou, d'un gouffre, quand ça se
tait pour lui, etc.[26]
Par
ailleurs, il est à noter que cette notion d'altération/modification
du moi, Ichveränderung, sur laquelle Freud insiste à
nouveau l'année suivante dans le manuscrit K, invitant à
considérer le délire comme le début d'une altération
du moi,[33]prend dès cette époque une place
essentielle dans son élaboration théorique, question qui
persistera dans son cheminement ultérieur, et dont il suggérait
assurément la valeur conceptuelle vers la fin de ce manuscrit H,
en observant avec justesse la ténacité avec laquelle le sujet
s'accroche à son délire et la façon dont ces malades
aiment leur délire comme ils s'aiment eux-mêmes.[27]